Une image juste ! Juste une image ?

.. Cette phrase, bien connue de certains d’entre-nous, a été prononcée en 1967 par Jean-Luc Godard, au cours du montage de son film Ici et Ailleurs. Il hésitait sur un plan. Devait-il insérer l’interview d’un Palestinien dont il venait d’apprendre la mort au combat ? Que représentait l’image vivante d’un mort ? Qu’en est-il de cette réalité filmée ? On peut, naturellement comme tout sophiste, continuer à enfoncer des portes ouvertes, philosopher sur l’image en se rappelant éventuellement le fameux concile de Nicée 2 en 787, (rapidement) qui confrontait deux thèses sur l’image du Christ. Fallait-il imposer une  représentation fidèle et ne pas sortir du dogme ou alors l’interpréter ? La nuance est d’importance. Elle guidera la création. L’interprétation s’imposant puis qu’il était impossible de reproduire le Christ à son effigie. (Chez les protestants, l’image religieuse n’est jamais représentée). Près de vingt siècles plus tard la polémique est toujours présente, même si elle s’est déplacée sur un terrain laïque (encore que ! l’affaire, qui n’en est pas une, des caricatures en est la preuve). L’interprétation n’est-elle pas un acte de création ? Celui de regarder et de juger – éventuellement. Il y a naturellement cette distorsion entre la prise de vue et le sentiment que l’on ressent en la découvrant, celui du temps. Le temps est aussi une affaire d’observation. Tout comme Godard le pensait, en montant sa séquence. Quel regard le spectateur aura sur cette image puisque le drame présenté n’est qu’un instant de vie ?
Cette question, que l’on n’oublie pas, reste figer à la croisée des chemins, selon les idées de chacun, comme une énigme à résoudre. A quoi sert l’image ? Serait-elle devenue l’énigme du Sphinx ? Aujourd’hui, on veut nous faire croire qu’elle remplit le vide que les mots sont incapables de nourrir. Échappatoire picturale du témoin qui devient le voyeur de son sujet ? Jusqu’où l’image fixe ou animée est-elle regardable sans que l’on devienne admiratif devant le spectaculaire photographié, le talent à saisir l’impensable. Artiste en quelque sorte. L’aire qu’appelait de ses vœux en 1948 Alexandre Astruc, sa fameuse caméra stylo, est aujourd’hui entre nos mains. Le téléphone portable devient l’instrument, celui d’une liberté volée aux professionnels de l’image. Le témoin devient à son tour informateur. Et pourtant la question de Godard se pose encore et encore. Le 31e Festival international du photojournalisme nous le rappelle avec sérénité. 1250 photographies, 24 expositions en accès libre (un vrai bonheur) avec comme battement de cœur de la manifestation, les gilets jaunes. Deux expositions leurs sont consacrées. L’une du photographe Olivier Coret (pour le Figaro Magazine). Photos prises de l’intérieur, lors de la mobilisation au couvent des Minimes. L’autre du photographe Eric Hadj (pour Paris Match) qui présente le mouvement depuis le premier acte, le 17 novembre 2018. On parle de 68 alors que les gilets jaunes revendiquent, entre autres, la constitution de 1793. Mais reconnaissons que 68 (inversé : 89) reste le cliché mondial d’une révolte qui résonne encore dans les oreilles de nombre de revanchards, tout comme celle des gilets jaunes (là encore incompréhensible pour le reste du monde), qui fait mordre la poussière aux prévisionnistes les plus endurcis, sans parler naturellement de ces experts “sociaux” qui analysent comme leurs pieds le mouvement. Imprévisible à l’image. Voilà la vraie formule. Incompréhensible pour les médias. Quelles photos offrir en pâture ? La suspicion est de mise. Comment avoir confiance en ceux qui détiennent le pouvoir de l’image ? C’est une première ! La remise en question de la déontologie journalistique. La trahison des supports ? Les gilets jaunes, sur leurs ergots, se sentent rapidement floués par les plateaux télés. Il faut alors s’emparer des médias sociaux pour diffuser ses propres images, sans pour autant avoir la logistique. Peu importe, ils feront avec ce qu’ils ont, et c’est beaucoup. En 1968, Godard filmait avec une Bolex 16 mm et la diffusion des ciné-tracts se faisait à l’aide d’un projecteur de cinéma. Et les journalistes de la télévision étaient en grève. Aujourd’hui le portable a la souplesse d’un rêve, celle de la caméra stylo d’Alexandre Astruc. Ce côté débrouille, gaulois dans la résistance, en fera des héros sociaux, que certains syndicats (que les absents lèvent le doigt) voudraient rapidement voir sur la touche. Les gilets jaunes s’invitent donc à Perpignan. Les images sont là, comme celles de 68 (autre exposition). Sentiment étrange que cette rapidité de faire ainsi entrer un mouvement dans les cases de l’Histoire. Cette peur qu’il échappe à tout contrôle médiatique. L’exposition fige le temps et impose le passé. Inscrit dans le formol, on ne voudrait pas, malgré ou à cause du talent des photographes, que le rêve s’échappe des images.