Les hommages ont raison d’exister. Le cinéma français, dans son immobilité pandémique, perd un acteur majeur qui a marqué une partie de son histoire. Plus d’un demi-siècle. Qu’en est-il des souvenirs sinon qu’ils deviennent historiques par les faits racontés. Sommes-nous si loin de la scène finale de L’homme qui tua Liberty Valance de John Ford ? Le dernier plan du film avec ce vieil homme qui pleure. Qui pleure-t-il sinon la fin d’une période, d’une histoire ? Celle d’un réalisateur français peut-être qui aima le cinéma américain. Une aventure qui s’écrit dans le partage de l’imaginaire. Quel autre passeur que Bertrand Tavernier pour symboliser l’osmose entre les mots (1) et l’image ? Attaché de presse, critique (Cahiers du cinéma) enfin cinéaste. Dès son premier long métrage, L’Horloger de Saint-Paul (1974), Tavernier fait un pas de côté loin des soubresauts cinématographiques de l’après-68. Le cinéaste est un résistant comme son père, René Tavernier. Ne pas tomber sous influence. Il est libre Bertrand. Il laisse voguer les idées, que certains veulent progressistes, se disperser aux vents. C’est un skipper chevronné qui mène son embarcation sans trembler. Comment peut-il en être autrement lorsque l’on a rejoint l’Organisation communiste internationale ? Le cinéma de Bertrand Tavernier s’inscrit dans le social sans être poncif, en nuances, par touches, ne s’éloignant jamais des préoccupations humaines. Une facture classique que l’on pourrait rapprocher de Frank Capra, Ernst Lubitsch, Otto Preminger. La modernité du classicisme comme valeur à défendre. Une démarche toujours revendiquée. Si le cinéma est né au pays de Renoir, il reste profondément américain dans l’esprit de Tavernier. Trois films aux aventures diverses jalonneront cette quête. Le premier date de 1983, Mississippi Blues, co-réalisé avec Robert Parrish (2). Le deuxième nous entraînera à Paris, dans l’après-guerre des années 50, Autour de Minuit (1986), d’après le roman autobiographique de Francis Paudras La Danse des infidèles, sur le saxophoniste Lester Young et le pianiste Bud Powell. Enfin en 2009, Dans la brume électrique d’après le roman de James Lee Burke Dans la brume électrique avec les morts confédérés. Bertrand Tavernier affronta la noirceur d’un genre dans la clarté de la Louisiane. Le polar. Héritage de l’itinérance et de l’écriture du genre parfait du cinéma américain qu’est le western. Trois films pour l’Amérique de Bertrand Tavernier. Complémentaires dans leur approche. Le voilà pionnier à la recherche des empreintes d’un cinéma dont les pères fondateurs ont été gommés de la mémoire populaire. Que reste-t-il du cinéma aimé ? N’est-ce pas la question posée par l’œuvre du réalisateur du Juge et l’assassin ? Garant d’un héritage disparu qui aurait laissé sa place au virtuel comme seule émotion. N’est-ce pas de cela dont il est question dans La Brule électrique ? Est-ce un si grand hasard d’avoir situé l’intrigue après le passage de l’ouragan Katrina ? Images mortifères d’un espace qui a vu un grand nombre de films tournés. Balayer les vestiges qui n’ont plus lieu d’être. Le 7e Art survit des cataclysmes comme autant de décors réutilisés à l’infini. Il faut revoir les trois films de Bertrand Tavernier pour comprendre la genèse de sa création. Ce ne sont pas les seuls, heureusement. On peut piocher dans sa filmographie avec gourmandise. Son cinéma est de facture américaine faisant écho à ses livres (1) et au besoin de racines cinématographiques. Trois films qu’il est préférable de ne pas visionner dans la chronologie de leur sortie en salles mais dans un ordre différent : celui de la hiérarchie historique. Déroulons le menu. Autour de minuit, Mississippi Blues et Dans la brume électrique. Un triptyque qui met en lumière le travail cohérent d’une vie d’artiste.