Page 80 er 81 de l’ouvrage de Marc Dondey TATI chez Ramsay Cinéma
Quelques coups de crayons : Pierre Etaix vient de souligner la silhouette de monsieur Hulot, personnage sorti de l’imaginaire de Jacques Tati en 1951 et que l’on découvrira sur grand écran en 1953 dans Les Vacances de monsieur Hulot. Protagoniste inspiré du grand-père architecte de l’ex-ministre Nicolas Hulot. Une histoire d’immeuble qui jouera un rôle de plus en plus important dans les aventures de l’oncle du petit Gérard. Le cinéma est fait de rencontres avec le public. Un rendez-vous pile à l’heure, même un peu en avance sur son temps. Sentiment que nous procurent les escapades de monsieur Hulot toujours à côté du temps qui passe. Il observe sans juger les dérèglements de la société en pleine mutation. Ce cinéma baigne dans les Trente glorieuses. Beaucoup ont pensé en découvrant la silhouette du personnage de Jacques Tati qu’il s’était inspiré de son maître Buster Keaton. Il n’en est rien. Jacques Tati était mime et puisa dans son don d’observation toute particulière, certains diront chirurgicale, pour offrir cette silhouette étrange et inoubliable. En cela il a rejoint un Chaplin dans la reconnaissance visuelle du personnage. Déjà en 1942, n’avait-il pas été approché par les Prévert pour y incarner le mime Baptiste Deburau dans Les Enfants du Paradis ? Rôle qu’au final endossera Jean-Louis Barrault. Monsieur Hulot : un personnage et quatre films qui se glissent entre 1953 et 1972. Les Vacances de monsieur Hulot, Mon Oncle, Play Times et enfin Trafic. Deux décennies qui ont changé l’histoire du cinéma et vu vieillir monsieur Hulot. Un seul itinéraire qui débouchera sur un monde qui ne se sait pas encore en crise. Les films de Jacques Tati sont parsemés de petits cailloux blancs, de ceux qui aujourd’hui auraient dû nous alerter sur l’état de la société. A la différence de ses références, Keaton et surtout Chaplin, Jacques Tati ne taquine pas le burlesque de situation. Au gag, il intègre l’intelligence du regard et de l’oreille du spectateur. Pas de franche rigolade, mais une observation ciselée de nos petites manies, de nos travers, de notre incompréhension devant le changement. La résistance n’est pas loin, elle est à découvrir dans les images, un trait d’humour tracé d’un coup de crayon de Pierre Etaix, tout en sagesse… L’élégance s’inscrit de film en film sans jamais déroger à la règle du respect. L’humour de Tati s’installe dans notre conformisme, nous titillant subtilement. Beaucoup plus de revendication humaine qu’on ne le pense se cache dans ces divers portraits fignolés en douceur. C’est la grandeur des films de Jacques Tati de ne jamais décrire nos concitoyens de façon avilissante, petit peuple laborieux que l’industriel monsieur Arpel ignore. Bien au contraire monsieur Hulot croise le regard de ses compatriotes avec, sinon bienveillance, au moins avec complicité. « On est du même bord et la débrouillardise sociale on connaît « . Quatre films en avance de quelques années sur la réalité mise en scène par Jacques Tati. Celle d’une vie aujourd’hui disparue. L’apprentissage de la consommation comme seul bien à l’aventure humaine. Monsieur Hulot vit sa marge sans aigreur, son inadaptation au monde aseptisé le rend humain. Comme il l’est avec cette vieille anglaise excentrique des Vacances de Monsieur Hulot, ou avec son neveu Gérard, dans Mon Oncle. Il faudra attendre la fin du film pour que monsieur Arpel devienne adulte sensible en rejoignant son fils pour quelques espiègleries. Tout comme le film Mon Oncle est une passerelle vers le projet titanesque Play Time. Dans Mon Oncle, nous assistions à un combat entre le pot de terre et le pot de fer, avec la disparition d’une France villageoise qui se voulait éternelle. Play Time impose sans remord, le temps d’après. Un nouveau monde qui a de nouveau que de nom. Mais où les souvenirs n’existent qu’en carte postale et les monuments de Paris en reflet dans les vitres. Il n’existe que la transparence du verre. Et les touristes, parmi lesquels monsieur Hulot se noie, découvrent une ville semblable à toutes les autres métropoles. Interchangeable. Le cinéma de Jacques Tati apporte ce grain de sable qui fait du bien au dérèglement. Si Play Time est un film sombre, à l’humour froid, malgré ou à cause de cette transparance continuelle qui nous « impose » l’intimité de chacun… Une perfection dans laquelle Hulot ne s’adapte pas. Il est humain et n’a pas encore lâché prise. En résistance. Tout comme le dernier film dans lequel il apparaît fatigué. C’est un héros de chair. Trafic à la violence urbaine du trop plein de véhicules (déja constaté dans Play Time et Mon Oncle). Il est loin le village de Jour de Fête où officiait le facteur François. Le monde est pris dans une spirale que les images d’embouteillages de Trafic résument à la perfection avec ce manège de véhicules tournant sans fin autour d’un rond-point. Une valse qui n’en finit pas. Tourner, tourner manège pour revenir toujours et encore au point de départ. Alors peut-être faut-il faire un pas de côté comme monsieur Hulot, descendre du manège et le regarder tourner.