La déchirure

(1) Le dernier western de Ford coïncide avec le premier western italien, Pour une poignée de dollar de Sergio Leone. Un passage de témoin au dessus de l’Atlantique. L’ouest américain sera fantasmé en Espagne. Mais ici la déconstruction du mythe est totale. Dans le western italien, le bien et le mal s’annulent.

La métaphore de l’Homme qui tua Liberty Valance réalisé, en 1962, par John Ford (peut-être le film le plus politique avec Le Mouchard – 1935 ) est en résonance avec l’actuelle élection américaine qui n’en finit pas de se terminer. Ford filme son avant-dernier western dans un noir et blanc qui déposera, lui aussi, les armes. Un testament pour beaucoup, une mise en perspective historique pour d’autres. En tout cas, en retrouvant ce film sur grand écran, on ne peut pas ignorer la déchirure qu’il crée. En cette fin du XIXe siècle, l’Amérique change d’époque. Les guerres indiennes sont terminées et les terres d’Est en Ouest ne font plus qu’un pays. Le même thème sera abordé avec Les Cheyennes en 1964 (1). L’Amérique se veut unie dans ses différences. C’est oublier l’évolution des  “mondes” qui cernent les États-Unis. S’il a été (et reste encore) cet espèce de rêve exporté, le mythe s’effiloche fracturant au fil des décennies le modèle initial. Aujourd’hui, les élections américaines ont eu lieu. Donald Trump et Joe Biden sont au coude à coude. Une mise en parallèle, rappelant l’affrontement mis en scène par John Ford. Liberty Valance, le tueur à gages et Ransom Stoddad, l’avocat, en présence du témoin Tom Doniphon. Un duel dans l’obscurité qui fera triompher l’Amérique de la loi écrite sur l’instinct. Mais voilà, la loi a un ange gardien. Tom Doniphon, homme de l’Ouest, lui aussi sur le déclin, dont la liberté et l’individualisme restent plus importants que les joutes oratoires des politiques, d’ailleurs il n’y prête que peu d’attention. Ce n’est plus sa terre, Tom Doniphon devient une légende invisible dont on a volé l’histoire. Résumé ainsi, nous assistons au crépuscule de l’Amérique des pionniers et des constructeurs. Un tout. Le pays doucement s’enlise dans le capitalisme naissant aiguisant les inégalités et les confrontations. Le monde évolue au rythme de chacun. Mais certains marchent plus lentement ou traînent des pieds. Ces dernières élections nous montrent une fracture béante. Les Etats-Unis sont scindés en deux (géographiquement). Une Amérique des côtes (à L’Est et à l’Ouest), une Amérique des plaines. Celle des pouvoirs et les laborieux – pour faire simple -, comme le montre le partage des votes. Les décideurs et les autres. Si Trump a surpris son monde lors de son élection en 2016, qu’en sera-t-il aujourd’hui ? Loin d’être un Président acceptable, son agacement envers les élites a mis le doigt sur quelque chose qui fait mal. Celui de l’Identité profonde de ce pays que l’on avait trop vite oublié. Celle des pionniers, de ceux qui ont construit le pays sans passer par la case  “Bourse”. Donald Trump n’est pas Liberty Valance pas plus que Joe Biden n’est l’avocat Stoddad. Et le cinéma de Ford reste un conte. Il reste le fantôme par qui la légende de l’Homme qui tua Liberty Valance s’est écrite : Tom Doniphon. Ces hommes et femmes de l’Amérique sont là parfaitement présents dans l’oubli à l’image de Tom Doniphon, ils participent à la légende sans l’écrire.